« Allez file! Et tu diras à ta mère de me ramener le tout demain! Sinon je viendrais demander des comptes! Je ne travaille pas pour la beauté du geste! »
Nullement perturbé par le ton sévère et les yeux pleins d'étoiles, le petit garçon s'esquiva de l'atelier sur un dernier sourire, les bras chargés d'une locomotive miniature presque trop grande pour sa silhouette de gamin de six ans même pas. Un jouet qui devait avoir vu des jours meilleurs et n'était à présent plus que l'ombre de lui même, rouillé et abîmé par le temps. Mais le petit bonhomme l'avait récupéré avec l'air émerveillé de celui à qui on vient d'offrir un cadeau de prix. Il devait y tenir énormément. Il faut dire qu'on devait se contenter de peu dans le coin et la jeune femme qui venait de parler en savait quelque chose. Le No man's land ça n'était pas vraiment un endroit pour faire grandir ses enfants, mais Evgenia doutait que quiconque ici soit là par choix. Comment pourrait-on tourner le dos à Metropolis et ses tours d'ivoire pour venir vivre au milieu du chaos et de la ruine? Ou alors fallait-il avoir de sacrées motivations.
Sa pince retourna à l'établie dans un grincement métallique assourdi et en levant le regard, une vieille vitre sale et mouchetée de rouille lui renvoya le reflet brouillé d'une jeune femme à l'air trop sérieux pour son âge, ses cheveux blond ramenés en un chignon désordonné, une trace de graisse lui maculant la joue d'un accent couleur de suie. Il y a longtemps de ça, elle avait eut un tout autre air. Mais ça c'était à une autre époque de sa vie, bien avant qu'elle ne se retrouve ici au milieu de la crasse et de la misère. Petite jeune femme insouciante, loin de la blonde revêche qu'elle était devenue. Mais si on lui avait posé la question, elle aurait répondu qu'elle l'avait fait sans le moindre regret. Mieux valait le No man's land que ce nid de vipères qu'était devenu le dernier Eden encore debout dans ce pays. Un Eden qui avait pris le goût de cendre depuis bien trop longtemps. Combien déjà? Elle aurait juré que c'était il y a une éternité mais pas tant que ça en vérité, juste 2015, une date presque au hasard qui résonnait comme un glas dans l'esprit de chacun. Ils avaient tous perdu quelque chose ce jour là, elle pas plus que les autres. Mais la blonde avait parfois l'impression d'avoir laissé toute une partie d'elle-même là bas. Il ne lui restait pour la remplacer que de vieux souvenirs, des photo jaunies par le temps. Papa, Mama, Elenka...Des gens qui avaient finit par disparaître de sa vie, certains plus que d'autres. Elle ne reverrait jamais plus ses parents, mais c'était une idée qu'elle préférait éviter, de peur de s'y arrêter trop longtemps. Des années en arrière, ils étaient loin de penser que l'histoire finirait ainsi. Evgenia n'avait connu de la vie que les images de son enfance New Yorkaise, entre des parents qui n'avaient eut de héros que le nom. Elle ne les avait jamais vu ainsi après tout. Ils étaient juste Mama et Papa. Tout simplement. Hawkeye et Black Widow c'était bon pour la presse. Enfant, à la maison, son père était le roi du pancake et sa mère lui chantait de vieilles berceuses en russe pour l'endormir.
Lorsque c'était arrivé, ils avaient tenus à s'y rendre. Avec la recrudescence des attaques terroriste sur la côté ouest, ils n'auraient pas pu rester à New York sans rien faire disaient-ils. Alors Evgenia les avait regardé partir avec un mauvais pressentiment au fond du coeur, tenant bien serrée dans la sienne, la main de sa petite soeur. Mama n'était pas revenue. Et Papa n'avait plus jamais été le même. Clint Barton avait laissé quelque chose là bas en Californie et l'homme qui les avait quitté de longs mois plus tard, emporté par un mal foudroyant, n'avait plus rien à voir avec celui dont tout le monde se souvenait. La faute au nuage radioactif disait-on, vous attrapiez toutes sortes de cochonneries maintenant. Mais Evgenia avait l'impression que sans Black Widow, Hawkeye s'était tout bêtement laissé partir. Juste comme ça. La faute à qui hein? Et ça avait marqué le début d'une lente agonie pour ce qu'il restait de leur famille. Elle était si en colère à l'époque, contre sa mère qui n'était jamais revenue, son père qui n'avait pas lutté, le monde, les autres, les gens. Quand Metropolis avait vu le jour, elles auraient pu, on n'aurait pas manqué de les accueillir elle et sa soeur. Mais c'était trop pour la blonde. Bien trop. Les disputes s'étaient faites de plus en plus nombreuses et Elenka, sa petite Elenka n'avait pas compris ses réticences. Ne voyait-elle pas que c'était de leur faute? La société avait crée cet Enfer. Et Evgenia ne voulait rien lui devoir, plus jamais. Le monde avait sacrifié sa famille, elle lui ferait payer.
Et un jour, elles s'étaient quittées pour ne plus jamais se revoir, la cadette pour cette ville de malheur qui se riait du reste du monde du haut de sa tour bien gardée, l'aînée pour les taudis du No man's land. Une zone de non-droit où elle s'était fait sa place à coup d'hématomes et de blessures en tout genre. Des erreurs trop nombreuses, du sang et un peu plus de risque, de quoi l'endurcir encore un peu si ça n'était pas déjà le cas. Si son père voyait ce qu'elle était devenue, elle savait très bien qu'il en aurait honte. C'est bien pour ça qu'elle sent un pincement au coeur à chaque fois qu'elle se saisit de son arc, la nuit, lorsque vient l'heure de quitter l'atelier pour rejoindre les autres dans leurs petites expéditions en ville. C'est le seul objet qu'elle a emporté de lui, ça et ses souvenirs. Il ne l'a pas élevée pour qu'elle commette les mêmes erreurs que lui et il serait très certainement déçu de savoir que sa propre fille est devenue ce qu'elle est. Elle se revoit, toute gamine, la fille à papa par excellence, bien décidée à marcher dans les pas de son père, suivant assidument son enseignement dans l'espoir de prendre la relève un jour et d'être digne de son nom. Quelle naïveté.
Mais ce qu'elle a découvert en atterrissant ici est tout autre. Au delà de la violence et de la crasse, le No man's land c'est aussi le visage de dizaines d'anonymes à qui on n'a pas offert la chance de connaître mieux. Des pauvres gosses qui ne verront jamais d'autre terrains de jeu que les allées sombres des taudis. Des mères de familles prêtes à tout. De ceux qui viennent parfois lui demander de l'aide, une réparation, un coup de main. Quelque chose en échange d'un service. On marche au troc ici, donnant-donnant. Alors la nuit, la petite mécano revêche laisse ses outils pour se saisir de son arc et mener un combat d'un tout autre genre. C'est un peu pour ça qu'elle se bat comme elle peut pour renverser ce gouvernement élitiste et ses énarques. Ils se sont suffisamment nourris de la misère du peuple, il est temps de les jeter à bas de leur trône.